Arkoun

Mohammed Arkoun « Sortir des clôtures dogmatiques »

Mohammed Arkoun

Chapitre « Statut et tâches de l’intellectuel en contextes islamiques ».

« Sortir des clôtures dogmatiques »

In Humanisme et islam. Combats et propositions.

On s’accorde à considérer que la raison moderne se distingue de tous les usages antérieurs de la raison par le fait qu’elle est censée avoir conquis les possibilités intellectuelles et scientifiques de sa sortie hors des clôtures où l’entraînent de manière récurrente ses dérives mythohistoriques et mythoidéologiques dans ses confrontations avec le réel. On dit aussi que la dynamique continue de l’histoire de l’Occident réside dans sa capacité à sortir des crises pour rebondir plus loin jusqu’au prochain blocage. La raison religieuse, au contraire, semble saisir les moments de crise des valeurs et des idéologies pour réactiver la pertinence et l’intangibilité de ses enseignements touchant les invariants de la condition humaine : la vie, la justice, l’amour, l’espérance, les systèmes d’inégalités, le pouvoir, la violence, la précarité, la mort… C’est ce qui se produit avec le soi-disant « retour du religieux » sous des formes variables selon les conjonctures historiques et les milieux socioculturels. En Occident, le libéralisme actuel s’étend bien au-delà de l’économie et du marché ; on laisse s’exprimer tous les choix personnels ou collectifs de vie au point que des tribunaux et des parlements commencent à s’interroger sur les traits distinctifs de la religion par rapport à ce qu’on appelle secte ou hérésie. Ainsi, l’Église de scientologie reconnue aux États-Unis ne l’est pas encore en France. Cette interrogation est propre à la modernité ; en même temps, elle permet de mesurer les limites scientifiques et philosophiques de cette modernité qui n’a pas encore défini des critères objectifs de portée cognitive contraignante pour tous dans le domaine de ce que les théologies ont longtemps appelé la « religion vraie » d’une part, les sectes et les religions fausses de l’autre.

En islam, la pensée religieuse se meut encore dans le cadre de jugement légué par la littérature hérésiographique et mythohistorique. C’est pourquoi les frontières sociales, politiques, rituelles, juridiques déjà esquissées dans le Coran, notamment dans les sourates médinoises, entre fidèles et infidèles, musulmans et peuples du Livre, croyants et hypocrites, combattants pour la cause de Dieu et récalcitrants au Jihâd, hommes et femmes, continuent d’être invoquées pour assigner aux êtres humains des statuts légaux et théologiques conformes aux définitions d’un droit élaboré durant les trois premiers siècles de l’Hégire. Les luttes en cours depuis les années 1970 entre les partisans de l’application intégrale de ce droit soustrait à son historicité et ceux qui veulent sortir de cette clôture dogmatique, ont pour enjeu moins la spiritualité religieuse que l’accès au pouvoir étatique. Car la question de l’historicité de toutes les formes d’idéologie y compris la religieuse, n’est pas encore devenue pensable, discutable, analysable dans les contextes islamiques contemporains. On sait que plusieurs constitutions énoncent que l’islam est la religion d’État ou officielle. Le corollaire de cette reconnaissance est le principe de supériorité des normes de la Shari’a sur les lois édictées par le pouvoir législatif humain. C’est ainsi que les dispositions du statut personnel demeurent intouchables dans la plupart des pays. Si le débat sur l’étendue de l’application du droit dit musulman se poursuit partout, si certains pays comme la Turquie et la Tunisie ont introduit des brèches dans le Statut personnel, il reste que les confrontations ne vont jamais jusqu’à poser, comme nous le faisons depuis longtemps, la question de la sortie hors de la clôture déjà esquissée dans le corpus coranique. Voilà pourquoi il est important de clarifier davantage les voies et les moyens de cette sortie historiquement inéluctable comme le montre l’exemple édifiant du christianisme catholique et protestant en Europe occidentale. Les cas du christianisme orthodoxe et du judaïsme présentent des parcours historiques qui les rapprochent plutôt de l’exemple de l’islam.

Quelle que soit la pertinence de ces rappels, on ne peut s’en contenter pour notre prospection des conditions d’une sortie, ou au moins des stratégies de contournement des clôtures dogmatiques identifiées dans les contextes globalement qualifiés d’islamiques. Les autres systèmes d’action des acteurs sociaux (expressions culturelles, économie officielle et économie parallèle, conduites de transgression, d’évitement, d’appropriation individuelle ou collective des obligations canoniques et des normes éthico-juridiques) autorisent des espaces et des moments de respiration, ou de suspension du poids des clôtures. L’analyse exhaustive des mécanismes de production de la société montre l’inventivité des acteurs pour faire jouer à leur profit l’intensification de la dialectique des contraintes politiques et dogmatiques d’une part, des quêtes de libertés précaires, d’activités compensatoires d’autre part. On peut mesurer alors la distance qui se creuse entre les manipulations cyniques et meurtrières du religieux en contextes islamiques et la religion comme horizon d’espérance, expérience vivante du sacré et du divin, orientation éthico-spirituelle de l’agir quotidien, « _sens inconditionné de la validité comme transcendance interne _ », « _symbolisation de l’inconditionné et irréductibilité des contenus positifs de la foi_ » 98. Suivre la genèse continue de ce fossé et identifier les moments et les lieux de son enracinement doctrinal sont l’une des tâches libératrices qui incombent à l’intellectuel critique, non seulement pour contribuer aux débats sur les théories de la religion, mais pour dépasser de façon culturellement opératoire les usages fantasmatiques et pervers que les « croyants » et leurs observateurs interprètes font du mot-sac _Islam_ depuis les premières manifestations au XIXe siècle, du réformisme dit orthodoxe (_islah salafi_). Mon insistance sur ce point vise à poser les premières pierres d’un édifice qui attend des concours nombreux et variés. L’enquête exhaustive des sciences sociales sur la production imaginaire de la société est indispensable pour donner des références solides à la question cruciale que j’ai posée dans plusieurs travaux à ce stade de l’histoire des sociétés dominées par la référence « islamique », il est nécessaire de trancher la question **réformer** ou **subvertir**, c’est-à-dire réaménager l’intérieur de la clôture dogmatique léguée par le passé, continuer à proclamer l’intangibilité des sources-fondements « divins » (_Ussül)_ de la Loi et de ses expansions théologiques, abandonner au pouvoir politique la manipulation à ses propres fins, de ces biens symboliques ; ou bien ouvrir pour la première fois dans l’histoire intellectuelle de la pensée islamique, tous les espaces de la recherche scientifique et de la pensée critique libre pour contribuer à la production d’une histoire solidaire des peuples, des cultures et des sociétés de savoirs partagés. Cela implique l’abandon des fausses spécificités, des « différences » fantasmées, des régimes de production idéologique de la « Vérité », d’aliénation de la raison et de manipulation mécanique ou cynique des imaginaires sociaux. Ce sont là les enjeux du choix entre la « reproduction » au sens sociologique, des ignorances inculquées dès l’enfance dans les familles, les écoles, les médias, les mosquées et autres lieux d’expression culturelle et religieuse, les institutions de tous niveaux… ; _ou bien_ une **politique de la raison** notamment dans la recherche et l’enseignement — qui libérerait enfin toutes les forces et tous les talents créateurs.

Des études scientifiques de qualité sur l’analyse des discours scolaires, des sermons dans les mosquées, des discours officiels, de l’envahissant discours des médias ont clairement établi la fonction aliénante et les impacts pervers sur le fonctionnement émancipateur de la raison, de l’imagination, de la mémoire, de la sensibilité. Quand l’école conduit à ignorer des pans entiers de la réalité à l’âge où doivent être développées toutes les aptitudes à la réflexion critique et au questionnement scientifique et philosophique, elle ne faillit pas seulement à sa mission primordiale, mais elle compromet pour longtemps la fécondité de l’esprit et donc le travail de libération et de progrès de toute la société. Celle-ci devient prisonnière de ce que j’appelle depuis longtemps les systèmes d’ignorances institutionnalisées. Les acteurs sociaux utilisent ces croyances comme des savoirs fiables pour construire des argumentaires plausibles de légitimation de la violence terroriste visant à faire prévaloir la Loi sacrée de Dieu : cette opération courante se déploie à l’intérieur de ce que j’ai appelé le triangle anthropologique **Violence, Sacré, Vérité**. Au jeu des mécanismes internes qui ont généré cette évolution dans chaque société, s’ajoute, bien sûr, depuis le XIXe siècle, les effets aggravants des manœuvres géopolitiques d’un Occident où des régimes cette fois démocratiques, ont également oblitéré ou détourné au profit des volontés de puissance (la Machtpolitik), la politique de protection et de promotion de la raison critique.

Mohammed Arkoun, in Humanisme et islam. Combats et propositions.

Paris, Vrin, 2005.

Alger, Barzakh, 2016.

 

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