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Abdennour Bidar : « Le ramadan possède une signification de nature symbolique et initiatique »

Abdennour Bidar :

« Le ramadan possède une signification de nature symbolique et initiatique »

Jeûne, profession de foi, aumône, prière et pèlerinage à La Mecque… Le philosophe Abdennour Bidar explore le sens spirituel des cinq piliers de l’islam, objet de son dernier essai visant à expliciter la « voie d’éveil » contenue dans chacun de ces grands préceptes.
Que l’on soit croyant ou simplement curieux d’en apprendre un peu plus sur ces rituels qui réunissent des centaines de millions de personnes à travers le monde, le dernier essai du philosophe Abdennour Bidar tombe à pic (Les Cinq piliers de l’islam et leur sens initiatique, Albin Michel, 256 pages, 8,90 euros).
À l’heure où les fidèles entrent dans le mois du ramadan, ce musulman de culture soufie – la voie mystique de l’islam – éclaire la portée symbolique de chacun des cinq piliers de l’islam : le jeûne, donc, mais aussi la profession de foi, l’aumône, la prière et le pèlerinage.
C’est la voie d’un chemin vers le « secret de l’existence » que tente d’ouvrir cet auteur de nombreux ouvrages sur la spiritualité, depuis Un islam pour notre temps (Seuil), en 2004, jusqu’à Génie de la France. Le vrai sens de la laïcité (Albin Michel, 2021).
Alors que le ramadan a débuté le 23 mars, quelle est, selon vous, la portée de ce pilier de l’islam ?
Le ramadan a traditionnellement une importance communautaire ou collective majeure, car il soude les musulmans dans un effort spirituel, celui du jeûne. Précisons d’emblée qu’il fait l’objet d’une contrainte légale : la loi religieuse impose à chaque musulman de jeûner dès lors qu’il est pubère, en bonne santé, et que cela ne le met pas en péril – ce qui peut être le cas de la femme enceinte ou de la personne âgée.
Précisons aussi que cette contrainte légale peut directement se heurter au principe de la liberté de conscience de l’individu. J’ai toujours défendu l’idée, à cet égard, que c’est à chacune et chacun de choisir librement s’il veut jeûner ou pas. Il n’y a rien de plus juste, noble et difficile que cette liberté spirituelle, qui oblige chacun à un retour sur soi et à un examen de conscience, et le conduit à se demander si telle ou telle pratique a du sens pour lui-même ou pas. C’est une école du discernement intérieur.
Je souhaite ainsi que, durant ce mois de ramadan qui s’ouvre, la communauté musulmane en France et partout dans le monde soit soudée par cet effort de liberté, plutôt que par une contrainte à s’y conformer, qu’on observe trop souvent. Car, prévient le Coran : « Pas de contrainte en religion. »
Vous écrivez qu’il y a « un jeûne apparent et un jeûne caché, un jeûne littéral et un jeûne subtil, un jeûne du corps et un jeûne de l’âme ». Quelle est la signification spirituelle du jeûne ?
L’objet du livre est de montrer qu’il y a, dans chacun des cinq piliers de l’islam, des significations bien plus profondes que leur signification littérale, transmise par l’éducation et la culture religieuse standard. Selon moi, cette culture religieuse de base est insuffisante, car elle se contente souvent de dire « il faut faire ceci et ne pas faire cela », « c’est bien ou c’est mal ». Or, ces piliers possèdent des significations de nature symbolique et initiatique, c’est-à-dire qui visent à produire un éveil de la conscience.
« NOTRE NOURRITURE ESSENTIELLE EST SPIRITUELLE ET NON MATÉRIELLE »
Ainsi, le jeûne n’est pas essentiellement l’abstention de boisson et de nourriture mais l’abstention intérieure de toute autre préoccupation que la quête de la vérité, du divin, la consécration de soi à une méditation sur le sens de l’existence. Cela veut dire subtilement que l’être humain est appelé à une prise de conscience fondamentale, qui est que notre nourriture essentielle est spirituelle et non pas matérielle, que nous devons donc autant nourrir notre esprit que notre corps.
Jeûner, c’est ainsi apprendre à se nourrir différemment, et le mois de ramadan nous propose à cet effet de dédier un temps de notre année à un changement de polarité et de rythme, moins actif, moins agité, moins dispersé, et plus contemplatif : une abstinence de l’inessentiel, et une cure d’essentiel.
Vous rapprochez les piliers de l’islam du concept de « quintessence » en alchimie : le fait qu’ils soient au nombre de cinq a-t-il un sens particulier ?
Symboliquement, chacun des cinq piliers correspond en effet à un élément : la prière nous relie à l’élément terre, notamment dans sa prosternation, qui nous fait basculer vers le sol pour exprimer à la fois l’idée de mort et de renaissance, de mise en terre et de semence qui va pousser après avoir été ainsi enfouie ; l’aumône est air, car donner nous allège, nous déleste du poids de nos possessions matérielles et nous prédispose à l’envol vers le ciel de la réalité essentielle.
Le jeûne, lui, est feu parce qu’en nous privant de nourriture, ou, plus profondément, des distractions mondaines, il brûle nos attachements terrestres et nous montre la fumée de leur vanité. Le pèlerinage est eau, au sens où son voyage nous ramène à notre origine, qui est notre source. Enfin, le premier pilier, que je mentionne ici en dernier, est le plus important, c’est le cinquième élément, la quintessence de l’islam qui est dans le témoignage de foi [« Il n’y a de Dieu qu’Allah »], et qui contient symboliquement les quatre autres.
Vous soulignez que les cinq piliers de l’islam constituent une « forme de dhikr », c’est-à-dire d’invocation rituelle de Dieu. Pourquoi formulez-vous cette assertion à première vue surprenante, le « dhikr » étant généralement associé à la seule prière ?
Elle est en effet surprenante parce que l’islam a oublié cette dimension pourtant majeure dans le Coran, qui décrit toute pratique spirituelle comme étant essentiellement un « dhikr », c’est-à-dire un exercice spirituel de souvenir de Dieu, donc une pratique de prise ou reprise de conscience que la réalité tout entière est la manifestation du divin.
Chacun des cinq piliers est une dimension de ce souvenir, un exercice de réveil de notre mémoire de l’origine de l’Être, et telle est la conscience, la connaissance, la vision, le témoignage auquel appelle l’islam : cette vision ou ce témoignage de l’unité, qui est la clé de l’amour et de la fraternité entre les hommes, au sein du vivant et de l’Univers.
Si nous pouvons en effet nous sentir proches de tout ce qui vit, de tout ce qui est, c’est à partir de la prise de conscience que nous partageons une vie unique qui nous traverse et nous relie toutes et tous.
Le premier des cinq piliers de l’islam est la profession de foi, formulée traditionnellement comme : « Il n’y a de Dieu qu’Allah ». Pourquoi la reformulez-vous en « Il n’y a de Réalité qu’Allah » ?
Là encore, l’éducation religieuse standard ne l’enseigne pas et c’est regrettable. Allah, dans le Coran, est le Nom que se donne la réalité une et infinie, qui dit d’elle-même : « Où que vous vous tourniez, là est un visage d’Allah. » L’islam considère ainsi la réalité divine comme transcendante vis-à-vis de ce monde – Allah est le Tout-Autre, invisible, inconnaissable – et en même temps comme présente ici et maintenant, dans le moindre atome d’espace et de temps, dans le moindre de nos états de conscience.
Voilà pourquoi le sens profond du témoignage de foi n’est pas « Il n’y a de Dieu qu’Allah » mais « Il n’y a pas d’autre Réalité qu’Allah », ce qui veut dire que tout élément de ce que nous sommes et de ce que nous vivons est le rayon d’une lumière universelle.
Vous insistez aussi sur le sens spirituel des quatre stations – debout, incliné, prosterné, à genoux – de la prière. Pourquoi ?
Ces stations déroulent un processus initiatique, celui d’un face-à-face avec le divin qui, geste après geste, devient un rapprochement et finalement une union. Tout part de la première posture : on est debout, on se place face au divin, qui est à cet instant initial un mystère lointain, une présence surplombante.
« L’HUMAIN EST APPELÉ À SE SOUVENIR QU’IL N’EST PROPRIÉTAIRE DE RIEN »
Puis on s’incline : le grand soufi Ibn Arabi [1165-1240] nous dit alors qu’à l’inclinaison de respect de l’homme qui prie répond l’inclinaison de miséricorde du divin qui se penche vers sa créature. Puis la prosternation arrive, et à l’être humain qui s’anéantit au sol répond cette grâce divine qui vient relever, par l’effusion de sa présence, l’ego et ses vanités de cette petite mort.
Cette présence se révèle au regard de la quatrième et dernière posture, l’assise, où l’être humain, comme transfiguré, s’éprouve alors comme témoin de la présence divine, révélée en lui et partout autour de lui. Mais l’accès à cette dimension de la prière ne va pas de soi : c’est l’exercice d’une vie que d’y parvenir.
Quelle est la logique du don que suppose l’aumône, autre pilier de l’islam ?
Il s’agit de rendre ce qui nous a été donné, c’est-à-dire que, dans l’aumône, l’être humain est appelé à se souvenir qu’il n’est propriétaire de rien. Ainsi le Coran répète-t-il que, dans son aumône, l’être humain ne fait que dispenser des biens que lui a accordés la puissance créatrice de l’univers, Allah, « le Grand Donateur » (« Al Wahhab »). Comme le dit le théologien Fakhr Din Razi (1149-1209), l’homme généreux, charitable, désintéressé ne donne jamais que « les trésors d’Allah ». Il ne peut ainsi le faire que « Bismi Llâh » (« au nom d’Allah »).
Vous expliquez le dernier pilier, le pèlerinage à La Mecque, comme « l’effort de retour de l’être humain vers un état originel de conscience pure, vers ce lieu primordial » : quel est le sens de cette lecture symbolique ?
Dans l’islam comme dans les autres traditions spirituelles, il y a cette idée que la vie dans ce monde est un exil hors de notre patrie originelle, qui désigne symboliquement un état profond d’éveil, de vision de la réalité telle qu’elle est. Voilà ce que nous aurions perdu, et les rites de l’islam visent – en toute liberté, j’y insiste – à redevenir voyant.
Quel est donc le véritable but du pèlerinage ? C’est La Mecque symbolique, c’est-à-dire ce lieu hors de l’espace et hors du temps, hors de l’Univers, qui est le lieu où tout prend sa source et son sens ultime. En ce sens-là, on ne chemine pas seulement vers La Mecque une fois dans sa vie en prenant l’avion vers l’Arabie saoudite, mais chaque jour, matin et soir, lorsqu’on fait l’effort d’une orientation sincère et exclusive de notre être entier rassemblé dans la prière, dans le « dhikr », vers l’origine de l’Être.
Votre livre explore une vision spirituelle et initiatique de l’islam. Comment cette dimension s’articule-t-elle à sa dimension temporelle, et plus particulièrement politique, à laquelle certains réduisent parfois l’islam ?
A mes yeux, la question de l’approfondissement spirituel et celle de développer une culture spirituelle d’un niveau plus élevé que l’éducation religieuse standard a un enjeu qui est également politique. Un enjeu collectif, et pas uniquement intérieur et personnel. Car ce qu’on observe aujourd’hui, dans l’islam, c’est souvent une religion qui n’éduque pas ni n’éveille l’individu, mais qui l’enferme dans une identité figée et aveuglée par ses certitudes. Nous sommes face à un risque de se voir développer une communauté trop fermée où jamais rien n’est remis en question, et au sein de laquelle on est persuadé de détenir une vérité supérieure.
Alors bien sûr, de l’extérieur aussi, on réduit trop souvent l’islam à sa dimension communautaire et dogmatique, alors qu’il y a des trésors spirituels au-delà de tout cela. Mais la culture musulmane elle-même – je le dis sans essentialisme – ne sait plus du tout vivifier, régénérer sa réalité sociale, collective, par un nouvel élan, un nouvel effort créateur de la liberté de l’esprit. C’est ce qu’Al-Ghazali (1058-1111) nommait, à la fin du XIe siècle, une « revivification de la religion ». Personnellement, je parlerais plutôt du devoir de ressourcement par lequel une religion ou une civilisation parvient à se replacer dans la dynamique créatrice de son génie originel.
Mais attention, il s’agit de le faire sans regarder vers le passé, comme le font les traditionalistes, les salafistes, les Frères musulmans et autres conservateurs. Ils se trompent, car le lieu de l’origine n’est pas le passé mais un présent qui revient au centre, c’est-à-dire un présent dans lequel le cœur conscient, le cœur voyant et vivant relié à l’esprit du Coran, sait voir ici et maintenant les nouvelles opportunités, pour la vie spirituelle, de se déployer et de féconder, par l’esprit, la transcendance vécue. Et ce bien au-delà de l’islam, qui n’est qu’un chemin parmi d’autres.
Propos recueillis par Youness Bousenna
In Le Monde 26/03/2023

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