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Le Triangle anthropologique chez Mohammed Arkoun (sacré, vérité, violence)

Le Triangle anthropologique chez Mohammed Arkoun

(sacré, vérité, violence)

 

Comment fonctionne-t-il dans toutes les cultures et toutes les sociétés, des plus archaïques aux plus modernes ?  Le point de départ est l’affirmation par une religion ou une idéologie séculière qu’elle est détentrice d’un message de vérité total, unique, intangible, efficace, que tout le monde doit connaitre pour pouvoir travailler à son Salut dans cette vie (pour les religions séculières), dans cette vie et dans l’autre pour les religions traditionnelles pré- et postmodernes. La vérité ainsi revendiquée déclenche nécessairement une surenchère mimétique dans des groupes sociaux en compétition pour s’assurer le monopole de sa gestion « orthodoxe ». Dans le cas des religions monothéistes, c’est Dieu lui-même qui révèle cette vérité, appelée donné révélé dans les constructions théologiques des trois communautés, elles-mêmes subdivisées en fractions ou sectes que le groupe au pouvoir, auto promu à la dignité de communauté orthodoxe chargée de protéger l’intégrité et l’intégralité de la vérité, désignera comme des hétérodoxies devant être éliminées. La « légitimité » de la lutte armée contre les hérétiques est incluse dans cette vérité revêtue d’une valeur sacrée et d’un pouvoir de sacralisation pour les fidèles qui la professent sans possibilité de contestation. La guerre devient juste dès lors qu’elle a pour objet la protection, et l’application stricte par le pouvoir qui en a la charge, de la vérité sacrée, soit du fait de son origine (Dieu et ses messagers), soit du fait de la lutte de ses promoteurs pour l’incarner dans une politique (doctrine marxiste, philosophie libérale, père [s] fondateurs de la nation laïque moderne, « chefs historiques » des luttes de libération contre les oppresseurs, etc). Ainsi, dans le Coran, Dieu confie un « dépôt » (aniana) à la responsabilité des fidèles, c’est-à-dire des hommes dignes de foi, liés par un acte d’alliance avec l’auteur d’une initiative si bienveillante. Ne pas prendre soins du dépôt jusqu’à sacrifier sa vie pour en perpétuer la transmission intègre, c’est rompre un contrat de reconnaissance éternelle. Il ne s’agit pas seulement de défendre le dépôt contre les ennemis extérieurs, il faut également le communiquer à tous les hommes auxquels il est destiné pour assurer leur Salut. Cette idée de la transmission à autrui des bienfaits de la vérité donnée se retrouve dans le contexte laïc de l’extension de l’action civilisatrice aux peuples non européens par les colonisateurs du XIXe siècle. On a dit que Gary Cooper défendait la bourgade, même si ses habitants n’étaient pas d’accord. Face à l’agression indéfendable du 11 septembre contre les États-Unis, les « vrais » musulmans ont trouvé une parade « théologique », Ben Laden n’a aucune autorité religieuse pour défendre la vérité, dont il s’est exclu par l’usage arbitraire qu’il en a fait. Le caractère « sacré » de la vérité permet, selon les situations historiques et les rapports de force en présence, ou bien de fournir la légitimation immédiate du recours à la violence, ou bien d’interdire ce recours quand il risque de compromettre le statut et l’avenir de la vérité.

[…] […] il y a une logique intellectuelle dans la construction de la vérité, des procédés de persuasion pour transmettre à autrui sans intervention de la violence — encore que la rhétorique de persuasion contienne une volonté de conditionner l’autre en substituant tels contenus de la vérité à tels autres. La notion de libre conviction exige que l’examen qui en est fait soit étendu aux conditions psycho-socio-linguistiques dans lesquelles se construit et se déploie ce que nous appelons la foi. Dénomination positive de la croyance, la foi peut se muer en violence si elle n’est pas accompagnée de la vigilance critique de la raison. C’est ce qui arrive quand les gestionnaires du sacré abandonnent cette vigilance et les connaissances nécessaires pour l’appliquer aux expressions de la foi. Ce phénomène peut être observé dans toutes les dérives fondamentalistes, intégristes, de toutes formes, religieuses ou laïques, de l’idéologie. L’analyse du triangle anthropologique porte précisément sur ces deux versants de la vérité et du sacré.

Mohammed Arkoun, penseur, philosophe et historien (1928-2010)

In, De Manhattan à Bagdad. Au-delà du Bien et du Mal.

Paris, Desclée de Brouwer, 2003.

Algérie, Tizi-Ouzou, Editions Frantz Fanon, 2016.

 

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