Si l’on admet que l’attitude humaniste et plus nécessaire que jamais dans toutes les cultures, on doit s’interroger sur les conditions de possibilité d’un développement de cette attitude dans des sociétés « musulmanes » fortement sollicitées par un retour plutôt « sauvage » du religieux. Les nombreux observateurs et spécialistes de l’islam contemporain n’ont pas assez remarqué que les nouveaux acteurs sociaux qui s’en réclament lui assignent des fonctions conjoncturelles, contingentes, idéologique, voir perverses, fort éloignées des visées durables transculturelles, métahistoriques communes au fait religieux. J’ai montré dans divers essais que l’islam actuel est un refuge identitaire pour beaucoup de peuples et d’individus déracinés, un repaire pour tous les types de contestataires là ou les libertés civiques sont confisquées obligeant les citoyens à se terrer pour guetter le moment favorable à l’attaque, un tremplin pour les ambitieux attirés par des réussites sociales, politiques ou cléricales. Il y a aussi des croyants sincèrement et totalement voués à l’approfondissement de l’expérience intime du divin dans la ligne des grands témoins de la spiritualité religieuse. Ceux-là restent à l’écart des conduites bruyantes, préfèrent la pratique d’un humanisme spontané à partir d’une instance éthique et spirituelle personnalisée. Cependant, ces témoins d’une expérience subjective éprouvent le besoin de s’affilier à une confrérie dirigée par un Maître spirituel ; ils font ainsi allégeance à un islam fortement ritualisé selon les enseignements indiscutés du Maître cantonné à l’exercice de l’autorité « spirituelle » et l’État qui garde un contrôle strict sur tout débordement dans l’espace public. On retrouve ainsi les mécanismes habituels de l’étatisation de toute expression religieuse.
Ajoutant qu’aucune catégorie sociale n’échappe aux processus inexorables de recomposition du croire ; à tous les niveaux de la manifestation sociale, on bricole des incohérences subjectives en observant telle obligation canonique plutôt que telle autre ; en consommant du vin, mais non pas le porc ou l’inverse ; en se libérant de l’autorité des sourates médinoises, mais non des mekkoises, en doutant de l’authenticité du Hadîth, mais pas du statut sacré et incréé de la Parole de Dieu dûment recueillie dans la vulgate coranique, etc. On choisi de la même façon ce qui convient ou contrarie dans le riche menu de la modernité. On ne se posera pas de questions sur la construction socioculturelle de tout croire et sur ses métamorphoses à travers l’histoire ; on répète et enseigne pieusement la biographie ( Sîra ) du prophète, de ‘Alî, des Compagnons ( sahâba ) dans la forme et les contenus légués depuis les trois à quatre premiers siècles de l’Hégire, sans jamais s’autoriser à prendre connaissance des relectures critiques proposées par les chercheurs – surtout occidentaux – depuis une dizaine d’années notamment.
On observe de plus en plus dans tous les domaines de la construction et du travail de soi sur soi du sujet humain, le triomphe du bricolage vécu comme un mode « rationnel », en tout cas fonctionnel, d’intégration dans la société, la modernité, le monde contemporain.
Mohammed Arkoun, in Humanisme et islam, combats et propositions. Éditions Barzakh 2016 ( pages 68/69)