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Jacqueline Chabbi : Qui était Mohammed ? 2e partie

Jacqueline Chabbi : Qui était Mohammed ? 2e partie

Jacqueline Chabbi : Qui était Mohammed ?

Extrait de son livre Dieu de la Bible, Dieu du Coran (avec Thomas Römer), Paris, Le Seuil, 2020, Entretiens avec Jean-Louis Schlegel

Suite et fin

Jean-Louis Schlegel

Est-ce que cette polémique avec les juifs fait tache d’huile et concerne toutes les tribus de l’oasis ?

Jacqueline Chabbi

Pas du tout justement, et c’est assez curieux. La diatribe coranique de plus en plus violente contre les « gens de l’Écrit », alias les juifs médinois, semble n’avoir aucun effet sur les relations avec les autres groupes tribaux, comme s’il s’agissait d’une affaire privée entre le nouveau venu et eux.

Jean-Louis Schlegel

En quoi consiste alors la « révision déchirante » que vous avez évoquée ?

Jacqueline Chabbi

Au-delà des menaces qui accablent les juifs médinois, accusés d’avoir trahi leurs prophètes, on a un exemple des plus frappants avec la révision du récit biblique du Veau d’or. Dans le récit
mecquois, les gentils fils d’Israël sont induits en erreur par un personnage diabolique, présenté comme le « Samaritain ». Or, la reprise médinoise du même épisode fait retomber la faute sur le peuple tout entier (7, 148). Et la suite arrive logiquement : le rejet du nouveau porteur de révélation a des antécédents dans le passé. Si Mohammed est trahi aujourd’hui par ceux qu’il pensait être ses alliés naturels, il ne doit pas s’en étonner : ils ont trahi leurs prophètes maintes et maintes fois. Alors Allah a fini par les lâcher, il a anéanti leur « Lieu de Prosternation » (17, 7). Je traduis ainsi en gardant son sens premier au mot arabe dont le français a fait la « mosquée ». On a là incontestablement une obscure allusion à la destruction du temple de Jérusalem à la fin du 1e siècle de l’époque romaine, par Titus d’abord puis au début du siècle suivant par l’empereur Hadrien, double destruction dont le Coran ignore évidemment les circonstances historiques.

Jean-Louis Schlegel

Et quelles vont être les conséquences de cette délégitimation du judaïsme médinois selon le Coran ?

Jacqueline Chabbi

Elles sont majeures. On en a deux exemples très frappants : d’abord, le changement d’orientation de la prière, ce qu’on appelle la qibla, le fait de se positionner dans une direction donnée pour prier ;
ensuite, ce que j’appellerai de manière un peu provocante l’« invention » coranique de l’abrahamisme mecquois. Concernant la qibla, tout un chacun aujourd’hui est persuadé qu’à La Mecque, les partisans de Mohammed se tournaient pour prier vers Jérusalem. Pourtant, dans le Coran de période
mecquoise, on cherche vainement une quelconque mention de cette cité. Le pôle sacral constamment invoqué, c’est le « val sacré » de Moïse, celui où il reçoit le commandement divin pour aller affronter Pharaon. On peut donc comprendre la stupéfaction de l’émigré quand, arrivé à Médine, il constate que la direction sacrale des juifs locaux n’est pas la sienne : on ne peut douter en effet que les juifs médinois regardaient vers Jérusalem. Une révélation descend alors
à point nommé pour désigner comme direction sacrale « le Lieu de Prosternation bien protégé » (al-masdjid al-harâm), qui désigne le site mecquois.

Cette invention de la qibla mecquoise sera bientôt suivie d’une autre innovation majeure, en lien avec la querelle qui oppose Mohammed aux juifs médinois. Le Coran cherche à toute force à les
décrédibiliser en les privant pour ainsi dire de leurs cautions symboliques. Non content d’affirmer que le « Lieu de Prosternation » dont ils disposaient (mais dont aucune localisation n’est donnée) a
été détruit à jamais, voilà qu’Abraham est montré édifiant la « demeure (sacrale) » de La Mecque, la Ka’ba, et inaugurant la « tournée » autour de l’édifice porteur de pierres sacrées. On ne peut mieux faire pour déposséder le judaïsme médinois de ses références ancestrales et sacrales.

Jean-Louis Schlegel

Mais là, si on vous suit, il semble bien que le conflit avec les tribus juives de Médine soit devenu religieux beaucoup plus que tribal ?

Jacqueline Chabbi

On peut dire que le conflit avec les juifs médinois n’était pas prévu au programme. Il éclate tout simplement parce qu’il apparaît que les rabbins médinois refusent tout dialogue. Or, cela met directement en cause la crédibilité idéologique de Mohammed. À l’incompréhension initiale de sa part succède une virulence dans le discours qui devient de plus en plus grande. Mais elle ne peut rien sur le plan tribal. Il faut que les juifs médinois puissent être mis en défaut politiquement pour que Mohammed puisse s’en prendre à eux, et cela arrivera.

Un homme de tribu aux capacités
exceptionnelles

Jean-Louis Schlegel

À propos de cette première période, peut-on parler de « communauté musulmane », comme on l’entend dire si souvent aujourd’hui ?

Jacqueline Chabbi

Vous devinez ma réponse : non et non ! À Médine se met en place une construction politique qui ne peut qu’être en phase avec la configuration sociétale de l’époque. La règle de base à tous les niveaux, c’est l’alliance, et plus encore le consentement à l’alliance pour quiconque n’est pas en position dominante en cas de confrontation entre des groupes rivaux. Tout ce qu’on peut dire de ce point de vue, c’est que l’élimination violente de la tribu juive médinoise la plus puissante constitue une totale exception. Encore a-t-il fallu trouver une raison tribale impérieuse – celle de la trahison – pour en venir à cette extrémité. En effet, quand on est vaincu, en principe on négocie en se disant qu’on connaîtra sans doute des jours meilleurs où l’on pourra prendre à nouveau l’ascendant.
Disons-le donc sans hésitation : il vaut mieux oublier la présumée « communauté » ou selon certains aujourd’hui « l’État musulman » dirigé par un prophète à l’autorité incontestée, obéi en tout par de pieux « compagnons ». Cela, c’est un « récit d’après », quand on a sacralisé le passé.

Jean-Louis Schlegel

Mohammed n’a-t-il pas eu malgré tout une certaine autorité à Médine pour avoir réussi comme il l’a fait ?

Jacqueline Chabbi

Je peux comprendre votre insistance : c’est en effet difficile à comprendre quand on vit dans une société étatisée, avec un code de lois écrites qui se veulent stables, voire éternelles. L’Arabie tribale de l’époque est au contraire dans une situation mouvante, où chacun doit faire ses preuves quasiment au quotidien. On ne peut
compter sur personne en dehors de son groupe de parenté pour se sortir d’une situation difficile. Alors c’est vrai : l’extraordinaire dans le cas de Mohammed, c’est qu’il a réussi tout en étant lâché par les siens. C’est la force du faible ou du déshérité, qui sait inventer un avenir qui ne lui était pas promis en se servant de toutes les ressources qu’il trouve à sa portée. De ce point de vue, on peut dire
que « prophète » ou pas, on est en présence d’un homme d’une force de caractère et d’une intelligence exceptionnelles.
Il ne faut cependant pas tomber dans une imagerie anachronique. Le Mohammed historique est un homme de son temps et de sa société, c’est-à-dire un homme de tribu qui ne déroge en rien aux règles et aux comportements de son époque. Le
« surcroît d’islamité » dont on entoure jusqu’à nos jours un contexte avant tout tribal ne peut qu’égarer par rapport aux origines.

Jean-Louis Schlegel

Il y a donc une vraie réussite « tribale » de son vivant. Mais après sa mort ?

Jacqueline Chabbi

C’est là que l’improbable se produit. Alors qu’elles sont alliées depuis deux ans à peine, La Mecque et Médine restent unies. Qui plus est, la cité montagnarde de Taëf, qui a négocié son ralliement à peine un an auparavant, ne fait pas non plus défection. Une fois encore, il ne faut pas voir là une affiliation de nature religieuse, mais bien une alliance politique d’opportunité. Le facteur unificateur ne peut être un islam religieux qui n’existe pas encore mais un intérêt bien compris, qui va se conforter dans une politique d’expansion. Et son succès va sauver l’alliance conclue, aussi récente soit-elle. Le premier successeur réduit d’abord la sédition locale de petites tribus nomades d’Arabie occidentale qui ont rompu l’alliance conclue. Celles-ci rentrent rapidement dans le rang et participent aux actions conjointes. Ce qui reste encore largement un aréopage de chefs de clan rassemblés autour de la figure conciliatrice d’un vieux compagnon de route de Mohammed (qui était aussi son beau-père, père de la fameuse Aïcha) convient alors de s’attaquer à l’Arabie centrale et orientale, qui était restée totalement à l’écart de l’aventure. Si les hommes de l’Ouest avaient échoué dans leur tentative, tout se serait sans doute arrêté, et l’islam n’aurait pas existé. Mais c’est le contraire qui se produit. Et « l’islam religion » n’y est pour rien. En revanche, l’assurance d’avoir un protecteur divin qui donne la victoire, elle, y est probablement pour quelque chose.

Jean-Louis Schlegel

Avant de terminer, dites-nous un mot de ce qui se passe après… avec de grandes conquêtes qui aboutissent en un rien de temps à la prise de contrôle d’un espace aux dimensions impériales. La religion n’y joue-t-elle toujours aucun rôle ?

Jacqueline Chabbi

Ces conquêtes sont totalement inattendues, y compris certainement pour les hommes de tribu eux-mêmes. Ils vont avancer le long de pistes traditionnelles au fur et à mesure de leurs succès. La seule chose vaguement programmée est sans doute la poussée vers le nord, le long des étapes de l’ancienne route de l’encens. Cette « politique » en direction des oasis du nord de la péninsule pourrait être due à Mohammed lui-même, en fin de période médinoise. Mais on peut fortement douter de l’existence de certaines expéditions que nous narrent les historiographes postérieurs.

Jean-Louis Schlegel

On doit donc encore une fois conclure de ce que vous dites qu’on n’est pas du tout, après la mort de Mohammed, dans l’expansion d’un islam constitué et convertisseur. Ce qui en effet est le cliché répandu, souvent pour faire la différence avec le christianisme, qui s’est diffusé dans l’Empire romain sans armée ni violence…

Jacqueline Chabbi

Il faut en effet totalement oublier les conversions. Pendant bien plus d’un siècle, donc jusqu’à l’arrivée des Abbassides vers 750, devenir musulman passe par l’entrée dans une tribu, et non par le fait de rejoindre l’islam comme religion. Quand ce sont les tribus confédérées qui contrôlent des territoires de dimension impériale, les populations extérieures à l’Arabie tribale sont empêchées de rallier l’alliance d’Allah, à moins de se faire accepter comme membres « rattachés » par une tribu originaire d’Arabie. C’est seulement avec les Abbassides que ce statut disparaît et que s’ouvre la porte des conversions, désormais sans condition d’affiliation tribale.

Jean-Louis Schlegel

Comment expliquer, avec cette structure tribale maintenue, que ces hommes aient pu si rapidement arriver à Damas ? Ils sont « sous la protection d’Allah », d’accord, mais vous dites que cette protection est secondaire par rapport à l’appartenance tribale.

Jacqueline Chabbi

Les bandes tribales sont dans la région de Damas dès 634. La ville est contrôlée définitivement deux ans plus tard, sans combat et après avoir passé un accord de protection contre versement d’un tribut. En fait, il y a eu très peu de grandes batailles. Pour ne pas être exposées au pillage ni entravées dans leurs déplacements, les villes passent des accords avec les tribus, qui finalement se contentent de peu, laissant en place les structures existantes et ne se mêlant pas de religion. C’était la règle ancestrale d’un contrôle minimal du rallié qui s’appliquait, et pas du tout une nouvelle loi que l’on aurait dite coranique ou musulmane, comme beaucoup se l’imaginent aujourd’hui. De plus, dans les deux Empires, le byzantin et le sassanide, la surprise est totale. Les Arabes venus d’Arabie ? Personne ne les attendait. L’Empire byzantin avait été fortement fragilisé du fait de dissensions religieuses au sein du christianisme, mais plus encore du fait de la conquête perse qui avait submergé la région entre 614 et 628. Avec Héraclius, l’empereur byzantin, il
venait tout juste de reprendre l’avantage.

Jean-Louis Schlegel

D’où les théories ultérieures du grand philosophe de l’histoire Ibn Khaldoun (1332-1406) 1 . Il évoque le fait que chez les musulmans, il reste la mémoire de l’asabyyia, l’« esprit de clan » développé durant cette conquête, qui se perd quand l’islam s’installe, mais qui est toujours latent et capable de se manifester dans les moments de crise.

Jacqueline Chabbi

Il ne faut pas raisonner, à mon avis, en termes de « musulmans » : si on ne dit pas de qui et de quand on parle, cela ne veut rien dire. Les conquêtes ne furent pas « musulmanes ». Elles relevèrent d’une expansion tribale qui porta toutes les tribus d’Arabie hors de la péninsule et avança de proche en proche, sans plan de conquête préétabli. Quand on réussit, on va plus loin jusqu’au moment où on est trop loin de ses bases pour avancer encore ou parce qu’on rencontre un obstacle infranchissable. En réalité, ce qui a fait perdurer ces conquêtes, c’est qu’elles furent peu destructrices et ne firent peser aucune pression idéologique sur les populations extérieures à l’Arabie, du moins tant que la porte des conversions demeura fermée. Ce que dit Ibn Khaldoun de l’esprit de clan ne se développe pas au moment et comme conséquence de la conquête : c’est tout simplement un trait fondamental des sociétés tribales d’Arabie, qui a trouvé une opportunité exceptionnelle de
s’exprimer à grande échelle. Ce trait n’a rien à voir avec l’islam.

Jean-Louis Schlegel

Les khaldouniens pensent toujours, implicitement, que l’expansion a été religieuse, dû à un islam conquérant, là où vous évoquez une stratégie tribale.

Jacqueline Chabbi

Je ne parlerais pas de « stratégie ». Il y a dans les évolutions historiques une part d’aléatoire que l’on a tendance à constamment sous-estimer en cherchant à mettre du prévisionnel et de la logique là où il n’y a que des opportunités. Il faut se méfier des mots que l’on utilise. Il est plus pertinent de parler ici d’expansion que de conquête, car derrière la conquête on est amené à soupçonner des « plans de conquête ». Dans le cas d’Alexandre, on peut sans doute raisonner de cette façon, mais pas dans le cas de l’expansion des tribus d’Arabie au milieu du VIIe siècle. Ce qui s’est passé pour aboutir à une réussite est totalement improbable au départ.

Jacqueline Chabbianthropologue, historienne et universitaire française, professeure émérite en Études arabes à l’université de Paris VIII

 

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