Algérie

Les Oulamas que l’on propose en guides de «Février» sont-ils les «précurseurs» de «Novembre» ?

«Quand l’imposture règne, la simple vérité est séditieuse.»

Jean Baptiste Say

Une idée venue d’ailleurs

Pas de Soummam !», «Pas d’Evian !» mais «Novembre !» et «État badissiste !», scandaient, le 2 mai dernier, dans une manifestation à Djelfa les soutiens du «régime» avant d’être chassés par la population locale.

Nous revenons ici sur un point récurrent et essentiel soulevé par ces slogans, celui de l’identité du pays toujours en suspens. Un des paradoxes du mouvement national algérien est d’avoir marqué son temps au point d’être cité en exemple dans le processus de décolonisation du XXe siècle sans qu’il ait réglé la «question nationale».

Sur un thème aussi capital qui détermine les orientations géopolitiques du pays, l’éducation que nous donnons à nos enfants, qui façonne notre environnement culturel quotidien, pèse jusque sur nos habitudes vestimentaires, alimentaires…, force est de constater qu’il y a eu peu, ou presque pas, d’échanges, de réflexions approfondies au sein de la principale organisation nationaliste (ENA-PPA-FLN). Escamoté et faussé, le débat serein n’a pas eu lieu sur ce sujet ; l’anathème a toujours tenu lieu d’argument.

A telle enseigne que d’authentiques pionniers de la lutte armée, maquisards dès 1945, ont été liquidés physiquement pendant la guerre de Libération pour hérésie sur la question identitaire, alors qu’ils défendaient l’image la plus authentique de la patrie. C’est dans ce climat dominé par le sectarisme hérité de la guerre que les Oulamas ont prospéré. Ils ont imposé leur conception de la nation à l’ombre de la dictature militaire qui leur a confié l’appareil de l’Éducation nationale. Présenté par la doxa comme la quintessence de l’identité nationale, cette conception de la nation est nourrie d’une doctrine qui prend sa source en dehors du territoire national.

Elle vient d’ailleurs, du Proche-Orient. Supranationale, ignorant – quand elle ne les combat pas – les réalités culturelles et historiques du pays qui ne cadrent avec ses objectifs, cette idéologie est celle du mouvement Nahda. Le groupe de notables religieux algériens qui s’est constitué sous le vocable de «Savants» (Oulamas) s’est essentiellement contenté de servir de simple caisse de résonance en se faisant le relai d’une idéologie hégémonique élaborée à la fin du XIXe et début du XXe siècles par Al Afghani, Abdou et Rida. Mais pour que le modèle puisse vivre durablement dans l’Algérie indépendante, il a fallu lui construire une légitimité nationale.

Dans le contexte politique de l’après-guerre, cette légitimité ne pouvait prendre sa source que dans la guerre de Libération nationale. C’est cette construction que nous allons confronter aux faits, aux positions des différents acteurs du Mouvement national. C’est à l’aune de ces données factuelles que l’on pourra apprécier la vérité de la légende oulémiste qui a façonné l’image de la représentation du Mouvement national et de la nation telle que transmise par l’école algérienne. Le mouvement des Oulamas est indissociable de la figure d’Abdelhamid Ben Badis (1889-1940), son père spirituel. La famille Ben Badis, tôt ralliée à la France, appartient à la bourgeoisie citadine de Constantine et serait issue de la tribu amazighe des Sanhadjis, selon A. Ben Badis lui-même et, plus précisément encore, de la tribu des Aït Ourtilane en Kabylie, selon plusieurs sources concordantes.

El Mekki Ben Badis, le grand-père d’Abdelhamid, fut décoré de la main de Napoléon III. Quant au père Mostefa, il fut bachagha, délégué financier de Constantine et grand dignitaire dans l’Ordre de la Légion d’honneur. En 1930, lors de la tapageuse célébration du centenaire de la colonisation française, Mostefa Ben Badis accueillit dans sa ville le président de la République française Doumergue en déplacement pour la circonstance en Algérie par ces termes : «Les générations nouvelles rêvent d’une famille française s’élargissant toujours pour accueillir tous ceux qui avec une foi vibrante veulent travailler à son impérissable grandeur. Monsieur le président de la République, dites à la France ces aspirations et faites qu’elle ne les déçoive pas.»(1) Le bachagha Ben Badis était l’un des plus gros propriétaires terriens de Constantine.

C’est donc à l’abri de besoins matériels que le jeune Abdelhamid peut s’adonner à une éducation religieuse sous la direction de maîtres reconnus. A l’âge de vingt ans, il se rend au Proche-Orient d’où il revient fortement imprégné des idées du mouvement Nahda. Abdelhamid Ben Badis consacrera toute sa vie à la mise en œuvre de l’enseignement qu’il a reçu dans cette contrée.

En 1931, Abdelhamid Ben Badis crée l’Association des Oulamasmusulmans algériens dont les statuts interdisent «toute discussion politique» (art. 3) et se fixent pour objet le combat contre l’alcoolisme, les jeux de hasard, tout ce qui est interdit par la religion, réprouvé par la morale et «les lois en vigueur». Le rappel de ces statuts donne une idée du fossé qui sépare les Oulamas de l’Etoile nord-africaine(ENA), une autre association créée cinq ans plus tôt, soit en 1926, dans le milieu ouvrier émigré en France à dominante kabyle, nourri aux idées communistes. Dès sa naissance, l’ENA inscrit l’indépendance nationale dans son programme. Mais, déjà en 1921, soit avant l’arrivée de Messali en France en octobre 1923, Si Djilani Mohand Saïd et Hadj Ali Abdelkader participèrent au congrès anti-impérialiste de Moscou.

En 1927, lors du congrès anti-colonial organisé sous l’égide du Parti communiste français à Bruxelles en février 1927, l’ENA revendique «l’indépendance de l’Algérie, le retrait des troupes françaises, la constitution d’une armée nationale». Les statuts de l’ENA tels qu’adoptés en 1933 ne s’embarrassent pas non plus de leur compatibilité avec «les lois en vigueur», puisqu’ils rappellent sans ambages dans l’article 2 que l’association ENA «a pour but fondamental la lutte pour l’indépendance totale pour chacun des trois pays : Algérie, Maroc et Tunisie et l’unité de l’Afrique du Nord».

D’où vient donc l’idée que le mouvement des Oulamas serait un précurseur, voire le seul, de la guerre déclarée en 1954 ? On la doit pour une bonne part au travail d’Ahmed Taleb Ibrahimi, un Oulémiste notoire qui occupa sous Boumediène les postes stratégiques que furent les ministères de l’Éducation nationale, puis de la Culture et de l’Information. Écoutons ce qu’en a dit Belaïd Abdesselam, lui-même partisan d’une arabisation sans retenue, fervent admirateur de Boumediène et qui était dans le même gouvernement qu’Ahmed Taleb. «De 1965 à 1970, Ahmed Taleb avait sous sa direction, comme ministre de l’Education nationale, l’ensemble de notre enseignement, du primaire au supérieur […] Il introduisit en masse d’anciens Oulamas dans les différentes branches de notre enseignement.

Ces Oulamas finirent par acquérir et par exercer un véritable monopole de fait sur notre système éducatif.[…] Ils s’évertuèrent, en particulier, à graver dans leur[jeunes générations] esprit et dans leur conscience que les Oulamas, avec le Cheikh Ben Badis et le Cheikh Ibrahimi, ont été les promoteurs uniques de l’éveil de la conscience nationale en Algérie sous la domination coloniale et qu’ils ont été les promoteurs du mouvement qui a conduit au soulèvement de 1954.»(2) Contre la prétention à faire des Oulamas les précurseurs de Novembre 1954, Belaïd Abdesselam rapporte également un propos de Houari Boumédiène (qui s’était pourtant lui-même appuyé sur ce mouvement pour prendre le pouvoir en 1965). Ce dernier affirme tout de go que la reconquête de l’indépendance algérienne n’est pas l’œuvre des Oulamas, mais celle de sa génération.

Pour Abdelhamid Ben Badis, les Algériens musulmans et les Français vivent en amis fidèles, à «l’ombre du drapeau tricolore français»

Pour arriver à ses fins, la propagande oulémiste a pris appui sur un article de A. Ben Badis qui agita, à sa parution, la classe politique algérienne.Publié sous le titre «Déclaration nette» en avril 1936 dans le journal Ach Chihab (pp. 42-45), le texte répondait à un autre article de presse de Ferhat Abbas publié dans L’Entente franco-musulmane du 27 février 1936 dans lequel Ferhat Abbas revendiquait l’égalité entre les indigènes et les Français et l’assimilation de l’Algérie à la France.

Pour bien signifier qu’il n’entendait rien céder de ses droits (y compris l’enseignement de l’arabe et l’exercice du culte musulman comme le demandent les Oulamas dont il prit la défense), il intitula son article «La France, c’est moi»(3). Quant au nationalisme algérien, Abbas n’y croyait pas et dit pourquoi : «Le nationalisme, écrit-il, est ce sentiment qui pousse un peuple à vivre à l’intérieur de frontières territoriales, sentiment qui a créé ce réseau de nations. Si j’avais découvert la “nation algérienne”, je serais nationaliste et je n’en rougirai pas comme d’un crime. Les hommes morts pour l’idéal nationaliste sont journellement honorés et respectés. Ma vie ne vaut pas plus que la leur.

Et cependant, je ne ferai pas ce sacrifice. L’Algérie en tant que patrie est un mythe. Je ne l’ai pas découverte. J’ai interrogé l’histoire ; j’ai interrogé les morts et les vivants ; j’ai visité les cimetières : personne ne m’en a parlé. Sans doute ai-je trouvé “l’Empire arabe”, “l’Empire musulman” qui honorent l’islam et notre race, mais ces empires se sont éteints. Ils correspondaient à l’Empire latin et au Saint-Empire romain-germanique de l’époque médiévale.»

La réplique de Ben Badis à Abbas fit date et elle vaut la peine qu’on s’y arrête. De ce texte intitulé, rappelons-le, «Déclaration nette», des extraits très précis ont été soigneusement sélectionnés pour être reproduits et commentés à l’infini dans les manuels scolaires et la documentation du lobby oulémiste adossé à l’État, tandis que d’autres extraits, non moins précis, sans lesquels la position de Ben Badis perd tout son sens, ont été systématiquement occultés et soigneusement mis sous le boisseau. Signalons d’abord que la charge du talentueux polémiste Ben Badis ne manque pas de brio et qu’elle fit mouche.

Cherchant sans doute à affaiblir la position d’un dirigeant musulman concurrent afin de renforcer la sienne propre, Ben Badis commence par reprocher à Abbas de parler au nom de tous les indigènes musulmans (ce qu’il s’autorisera à faire lui-même dans sa déclaration bien plus que ne l’a fait Abbas) : «Aujourd’hui, en effet, à quelque occasion que ce soit, pas un orateur n’élève la voix sans se targuer de représenter la communauté musulmane», qui ne l’a pourtant pas mandaté, écrit-il. Selon Ben Badis, ces orateurs auraient été «moins verbeux, moins excessifs s’ils s’exprimaient» au nom de leurs électeurs ou bien des organisations qu’ils représentent. Le ton suffisant n’empêche pas l’humour lorsqu’il compare FerhatAbbas qui s’exclame : «La France c’est moi !» à Hallaj, le grand mystique [qui] disait : «Dieu, je t’ai cherché et je me suis trouvé, je suis Dieu.» Aujourd’hui, le mystique de la politique déclare : «France, je t’ai cherchée et je me suis trouvé, je suis la France.» «Qui donc, dorénavant, pourra dénier à l’Algérien moderne la capacité d’évoluer et de découvrir ?», ironise Ben Badis.

Puis, Ben Badis aborde le point cardinal du positionnement doctrinal sur la question nationale. Là, le ton change et la réplique qui se fait sèche montre, à première vue, une grande audace.

C’est le passage connu :

«Nous, nous avons scruté les pages de l’histoire et la situation actuelle. Et nous avons trouvé la nation algérienne et musulmane, formée et existante, comme se sont formées et ont existé toutes les nations du monde. Cette communauté a son histoire, pleine de hauts faits. Elle a son unité religieuse et linguistique. Elle a sa culture propre, ses habitudes et ses mœurs, bonnes ou mauvaises comme chaque nation ici bas. De plus, cette nation algérienne et musulmane n’est pas la France. Elle ne saurait être la France.

Elle ne veut pas devenir la France. Elle ne pourrait pas devenir la France, même si elle le voulait. Elle est même une nation très éloignée de la France, par sa langue, par ses mœurs, par sa race et par sa religion et elle ne veut pas s’y intégrer.» Après la lecture de ce qui précède, comment ne pas adhérer à l’idée que Ben Badis est devenu «nationaliste». S’il ne peut prétendre au titre de précurseur – car les positions de l’ENA datent de dix ans plus tôt – du moins, son propos semble témoigner qu’il fait sienne l’idée d’une indépendance nationale totale.

En apparence seulement, car ce qui suit immédiatement après ôte toute illusion indépendantiste, puisqu’il admet que la nation algérienne soit administrée par un gouverneur désigné par l’Etat… français !

Voici la phrase telle quelle :

«Elle [la nation algérienne et musulmane] a une patrie limitée, déterminée : la patrie algérienne, dans ses frontières actuellement reconnues, et dont l’administration est confiée à M. le Gouverneur général désigné par l’État français.»

Cette idée maintes fois réaffirmée est longuement développée dans la suite de l’article, comme nous le verrons. Disons un mot, qui a son importance, sur la terminologie utilisée. Le mot arabe watan est ici traduit par «patrie» et «nation» est retenu pour oumma. Or, oumma peut être compris au sens de communauté musulmane qui pourrait relever d’une administration française. Par ailleurs, signalons que l’adéquation au pays réel de l’identité sous-jacente de cette nation algérienne définie exclusivement et strictement par la seule langue arabe koraïchite et l’islam des salaf salih pose un autre problème sur lequel nous reviendrons.

Restons pour l’instant sur le texte dont voici la suite :

«De plus, cette patrie algérienne musulmane est pour la France une fidèle amie. Sa fidélité est celle du cœur et non point une fidélité apparente.» Elle attend de la France, nous dit Ben Badis, respect de sa religion et de sa langue, ainsi qu’aide et assistance «pour lui aplanir la voie du progrès dans le cadre de sa religion, de sa langue et de sa morale propres.» Et, ajoute-t-il : «De la sorte, la France pourra rivaliser avec ceux qui se flattent de leurs œuvres dans leurs Dominions.»

Après avoir rappelé le sacrifice des Algériens toujours prêts à défendre avec la même flamme le sol français et le sol algérien, il affirme : «Aussi, nous, Algériens musulmans qui vivons dans notre patrie algérienne, à l’ombre du drapeau tricolore français et unis solidement avec les Français, dans une union que n’affecte ni les petits événements ni les crises superficielles, nous vivons avec les Français en amis fidèles. Nous respectons leur gouvernement et leurs lois, nous obtempérons à leurs impératifs et à leurs interdits.»
Conscient d’avoir réglé un point doctrinal essentiel quant au statut de l’Algérie, c’est avec le sentiment du devoir accompli qu’il conclut son article : «Sur cette base, les choses sont à leur place. On peut s’entendre et cela dissipe toute équivoque.»

Avant de chercher à comprendre la cohérence de cette nation algérienne arabe et musulmane qui ne veut pas s’intégrer à la France mais qui accepte de vivre sous le drapeau français tricolore, en amie fidèle des Français et en obtempérant à leurs impératifs et interdits, notons que Ben Badis qui, au début de son article, avait contesté à Abbas le droit de parler au nom tous les Algériens musulmans, ne se contente pas de défendre cette communauté en parlant en son nom, mais se pose en incarnation de celle-ci, en disant ce qu’elle est, ce qu’elle doit être et ce qu’elle veut devenir avec l’identité et le statut qu’il lui assigne ! Contrairement à la patrie qui pour lui a un ancrage territorial, la conception de la nation algérienne et musulmane que se fait Ben Badis semble bien être celle d’une population algérienne réduite à sa composante musulmane considérée en tant que communauté religieuse à laquelle ne sont attachés ni territoire ni droits politiques précis, c’est ce qui explique qu’il ne fasse aucune référence aux autres communautés, ni celle d’origine européenne, ni celle juive dont la présence en Algérie est antérieure à l’invasion arabe.

Par Hend-Sadi, militant de la démocratie

 

Notes :
1)– Charles-Robert Ageron, Histoire de l’Algérie contemporaine, tome 2/ 1871-1954 (p. 410).
2)– Belaïd Abdesselam, Chroniques et réflexions inédites, Dar Khettab (p. 140)
3)- Claude Collot-Jean Robert Henry, Le mouvement national algérien Textes 1912-1954, 2e édition, OPU (p.65). De ce livre son tirées les citations de l’article de Ferhat Abbas ainsi que la version française de celui de Ben Badis. On y trouve également les différents statuts cités.
A suivre …

In El Watan du 26/06/2019

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