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Mohammed ARKOUN 2ème partie : La notion de Parole de Dieu

Notre définition du Coran permet d’étudier la notion de Parole de Dieu en tant qu’objet linguistique. On se demandera par quels procédés proprement linguistiques et littéraires, le discours coranique structure un rapport perception-conscience centré sur un Dieu Vivant, Créateur, Transcendant. C’est un fait bien connu que les contemporains de Muhammad ont été frappés et vite subjugués par la forme insolite de la Parole transmise au nom de Dieu. La facture littéraire de cette Parole est présentée dans le Coran même comme inimitable :

« Dis : si les hommes et les djinns s’unissaient pour produire quelque chose de semblable à ce Coran, ils ne produiraient rien qui lui ressemble » (XVII, 88).

Ainsi, le Coran utilise la conscience linguistique arabe pour instaurer une nouvelle conscience religieuse. Voilà pourquoi la théologie utilisera plus tard toutes les ressources de la critique littéraire pour imposer le fameux dogme du caractère inimitable, donc miraculeux du Coran (I’jâz). En faisant appel, aujourd’hui, au nouvel apport de la linguistique pour définir la notion de Parole de Dieu, on ne fait donc qu’appliquer une attitude constante de la pensée arabo-islamique. Cependant, la méthodologie linguistique actuelle a une valeur d’ascèse intellectuelle : elle exclut toute intervention de présupposés théologiques ou philosophiques.

On peut repérer trois niveaux de fonctionnement littéraire du discours coranique : un niveau métaphorique ; un niveau narratif ; un niveau stylistique. Ces types d’expression se déploient dans deux cadres généraux qui constituent l’unité du discours coranique en tant que forme-sens : la structure des relations de personne ; le cadre spatio-temporel de la représentation. On ne pourra donner ici que quelques brèves indications en commençant par l’examen des cadres unificateurs.

 

1. La structure des relations de personne

Selon E. Benvéniste, on entend par discours « toute énonciation supposant un locuteur et un auditeur et, chez le premier, l’intention d’influencer l’autre en quelque manière ». Parlant de « la subjectivité dans le langage », le même auteur écrit (p. 260) : « elle se définit non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même…, mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble et qui assure la permanence de la conscience ». Le langage est donc le lieu d’émergence de l’être de l’ego qui « a toujours une position de transcendance à l’égard de tu » ; les positions pouvant, cependant, s’inverser grâce à la relation de dialogue où ego et tu sont nécessaires l’un à l’autre. A la lumière de ces réflexions, lisons ces courts versets :

— « Dis : « je me réfugie auprès du Seigneur des hommes… »(CXIV, 1) ;
— « Prêche ! au Nom de ton Seigneur qui a créé… (XCVI, 1) ;
— « Un Coran que Nous avons fractionné en fragments pour que tu l’énonces devant les hommes… dis : a croyez en lui(ce Coran), ou n’y croyez pas » » (XVII, 107).

La totalité du discours coranique fait apparaître ainsi trois protagonistes : un locuteur-auteur (qâ’il), un allocuté-énonciateur (Muhammad), un destinataire collectif (les hommes).

Le locuteur se manifeste par l’emploi constant d’un pluriel de majesté (Nous), de l’impératif, du vocatif, de l’avertissement, de la sentence, etc. Il remplit tout l’espace par l’expression d’une Volonté toute-puissante, d’une Science infinie, d’une Maîtrise souveraine sur l’homme, les mondes, le sens. Le nom propre Allah revient 2 697 fois. Tout ce qu’il dit concourt à l’affirmation de sa Transcendance, de l’Unité impérieuse de Son Être par rapport au tu interpellé ; mais Il vise par là à élever le tu au rang d’un je conscient de sa propre unité psychique articulée à celle du locuteur.
C’est donc un être vivant qui émerge, se laisse approcher et, finalement, se donne dans sa Parole : redire cette Parole, c’est s’approprier d’une certaine façon l’être qui s’y dit.

L’allocuté n’est pas le transmetteur passif des énoncés qui lui sont communiqués. L’emploi obligatoire, en arabe, du style direct après le verbe dire (qâl), permet à l’allocuté de se comporter en locuteur soit à l’égard du locuteur-auteur (comme dans CXIV, 1), soit à l’égard des destinataires (comme dans XVII, 107). Le passage de la fonction d’allocuté à celle de locuteur signifie une prise en charge du discours, donc une promotion dans l’ordre de l’être qui se dit dans ce discours. En outre, les énoncés coraniques obéissent à une syntaxe telle que tout énonciateur — comme Muhammad — se trouve linguistiquement dans la même situation de locuteur lié par ce qu’il dit. On touche ainsi à un trait distinctif du langage coranique qui est performatif. Chaque fois que je prononce un verset, j’accomplis ipso facto l’acte visé par mon énoncé soit parce que je réactualise le Je du locuteur-auteur, soit parce que j’engage mon propre je. En d’autres termes, les destinataires du message peuvent devenir eux-mêmes des locuteurs qui participent, à des degrés divers au Je du locuteur-auteur.

 

2. Le cadre spatio-temporel de la représentation

 Toute perception donne lieu à une représentation mentale par référence à un espace et à un temps déterminés. Le Coran sélectionne dans l’Univers créé et dans l’Histoire conduite par Dieu, les objets et les notions dignes d’être perçus ; il circonscrit, en même temps, la perception dans des coordonnées spatio-temporelles précises.

L’univers est un réservoir de signes (‘âyât) qui manifestent la Puissance créatrice de Dieu et la Sollicitude du Créateur pour l’homme. Les cieux, le soleil, la lune, les étoiles, la terre, le tonnerre, la pluie, les montagnes, la mer, la végétation, les animaux, etc. : tout est donné à percevoir non comme des êtres et des phénomènes physiques concrets, mais comme des témoignages. Il s’agit de faire mesurer à l’homme l’infinie distance entre son incapacité à produire aucun de ces êtres et la Puissance ordonnatrice qui, seule, fait exister l’Univers tel qu’il est. Le discours coranique instaure, donc, un regard de la conscience sur le monde extérieur, mais ne propose pas une connaissance de ce monde, comme tout un courant apologétique le soutient. En effet, l’homme est rehaussé dans la conscience de soi en même temps qu’il lui est donné de découvrir sa faiblesse face à l’Univers. L’homme est désigné comme « le vicaire de Dieu sur terre » (II, 28) ; l’Univers entier est, d’une certaine façon, « mis à son service » (XIV, 37). Ce privilège traduit une grâce (fadl) qui, en retour, exige une reconnaissance (chukr).

La vision du temps de l’Histoire spirituelle vient donner un sens (= une direction et un complément de signification) à cette perception de l’espace. Tout le discours coranique réfère à trois temps hiérarchisés : le temps de cette vie immédiate, ou temps court de la mise à l’épreuve de l’homme par Dieu ; le temps de la mort dont la durée est indéterminée ; le temps de la Vie éternelle vers lequel est tendue toute la création. La valeur du passé et du présent de l’homme dépend strictement de leur lien avec le temps eschatologique ; ainsi les peuples anciens ont été détruits, voués aux malheurs, ou, au contraire, secourus dès cette vie, selon qu’ils subordonnaient, ou non leurs conduites à l’Avenir eschatologique.

Le temps de la mort est celui du passage du temps court au temps infini. Il est essentiellement qualitatif, comme les autres ; il marque la fin du Pacte (‘ahd, mîthâq) qui, dans le temps court, liait Dieu à chaque homme ; le début de l’accomplissement des « promesses et des menaces » qu’impliquait le Pacte. En définitive, l’espace et le temps s’inscrivent eux-mêmes dans le cadre concret du Pacte qui, dès le début de la création, situe Dieu et l’homme dans une réciprocité de perspectives. Ce sont justement les modalités et les exigences de cette réciprocité de perspectives que la Parole de Dieu vient rappeler à des intervalles de temps plus ou moins longs (fatra, ou cycle de la prophétie).

 

3. Les procédés littéraires

 Il ne saurait être question ici d’une étude Littéraire approfondie du Coran. Si l’on veut tenir compte des orientations nouvelles suggérées par les « poéticiens », on se trouve dans la nécessité d’engager une relecture à la fois critique et fondatrice : critique, car on ne peut se détourner des lectures antérieures sans en avoir dévoilé toutes les significations ; fondatrice, car il s’agit de contribuer à l’élaboration d’une poétique qui englobe le langage religieux.
Ce travail a commencé sur la Bible et les Évangiles. Le Coran reste exclu, comme d’habitude, du champ de la recherche novatrice. C’est pourquoi il nous a paru utile d’entraîner le lecteur dans des chemins malaisés, mais inévitables. Il nous semble non moins opportun de préférer l’abstention à un exposé qui reprendrait les lieux communs dont il s’agit justement de nous délivrer.
In La pensée arabe par Mohammed ARKOUN

 

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