Algérie

Algérie : le jour où les « Afghans » sont rentrés

Dans les années 90, l’Algérie a fait face à la violence de ses propres djihadistes revenus d’Afghanistan. Récit d’une guerre civile.

Le froid du désert enserre la petite garnison du 15e Groupe des gardes-frontières de Guemar. Les soldats – pour la plupart de jeunes appelés – dorment alors que les sentinelles en faction scrutent l’obscurité, dans le sud-est du Sahara frontalier avec la Tunisie. Vers 2 heures du matin, trois petits groupes sortis de la nuit attaquent par un feu nourri avant de tenter de dévaliser l’armurerie. Les autres soldats se réveillent en catastrophe et réussissent à repousser les assaillants, qui prennent la fuite. Bilan : trois victimes parmi les sentinelles dont les corps ont été mutilés. Nous sommes le 29 novembre 1991 et, quasi officiellement, le terrorisme islamiste signe son premier attentat en Algérie. « La manière dont les corps ont été mutilés présageait déjà de la barbarie qui allait caractériser le terrorisme intégriste », note dans un ouvrage le ministre de la Défense de l’époque, le général Khaled Nezzar. Le chef du groupe qui a mené l’attaque deviendra célèbre auprès des services de sécurité et du renseignement. Tayeb el-Afghani (l’Afghan), Aïssa Messaoudi de son vrai nom, est membre de l’organisation secrète Le Jour du jugement, créée en juin 1990 par les plus radicaux du Front islamique du salut (FIS), le parti intégriste en passe de remporter les législatives avant l’annulation des élections par les militaires en janvier 1992. Le groupe des assaillants était majoritairement formé par des « vétérans » d’Afghanistan. Cette nouvelle donne marquera durablement le phénomène terroriste en Algérie et ailleurs, à travers le monde et durant plus d’une décennie.

« Les Afghans algériens, du fait de leur connaissance des techniques de combat, étaient naturellement les plus habilités à conduire la première phase de l’action armée, note le journaliste Mohamed Mokeddem dans son livre Les Afghans algériens. Ils avaient tissé une toile à travers le pays et disposaient d’une technique spéciale de transmission. Le facteur confiance était aussi important : ils se considéraient comme des compagnons d’armes ayant vécu ensemble en Afghanistan. Une situation qui rendait difficile toute tentative d’infiltration par les services secrets. » « La machine de guerre afghane », pour reprendre l’expression d’un ex-haut officier algérien, fait des ravages dans l’Algérie des années 90 grâce à l’importation de ses méthodes, si efficaces contre les Russes dans le lointain Afghanistan, et à la vulgarisation, dans les rangs des radicaux islamistes, de leurs savoir-faire en termes d’organisation, de fabrication d’explosifs, de techniques de clandestinité, etc. « Ce sont eux, le noyau dur du Groupe islamique armé (GIA), la plus terrifiante des organisations armées, qui ont commis massacres et tueries de civils à grande échelle à partir de la moitié des années 90. Ce sont eux aussi qui ont créé des organigrammes précis, démembrant le GIA en plusieurs katibates [brigades] et sarayates [sections], ce sont eux également qui ont les premiers appliqué les techniques de guérilla et de guerre éclair, et commis des attentats à la voiture piégée, énumère une source sécuritaire algérienne. Ce sont eux, aussi, à l’instar de Mokhtar Belmokhtar, parti en Afghanistan à l’âge de 19 ans, qui ont connecté les maquis islamistes algériens aux nébuleuses mondiales, telles qu’Al-Qaïda. Cette dernière est née dans le sillage de la guerre afghane à la fin des années 80, quand Oussama ben Laden voulait créer un réseau mondial de combattants issus de plusieurs pays et récupérés sur les champs de bataille en Afghanistan. »

Apparition du sigle GIA en août 1993.

Pour comprendre l’émergence du facteur afghan, si déterminant dans l’évolution du terrorisme en Algérie et dans le monde, il faut revenir aux années 80 et à l’ambiance pré-insurrectionnelle qu’annonçaient la révolution islamique de Khomeyni en Iran, le coup de force des djihadistes en Égypte qui assassinent le président Anouar el-Sadate, l’offensive des « fondations » éducatives saoudiennes à coups de milliards de pétrodollars et surtout les échos de plus en plus insistants de cette lointaine guerre en Afghanistan contre l’invasion soviétique.

« Le mouvement islamiste algérien – politique et armé – a adhéré à la cause afghane. Le nom de ce pays revenait sans cesse dans les prêches et les halaqate [cercles de discussion] dans les mosquées », explique Mohamed Mokeddem. L’une des mosquées les plus radicales d’Alger, à Belcourt, le quartier d’Albert Camus et des dockers, a été rebaptisée « mosquée Kaboul » ! Des cassettes vidéo d’appels au djihad ou des atrocités russes contre les populations civiles circulaient dans les facs, les lycées, les quartiers ; on évoquait les miracles dont étaient capables les moudjahidin qui détruisaient les terrifiants chars soviétiques avec une poignée de terre et la volonté d’Allah alors que des escouades d’anges couvraient de leurs ailes les assauts des combattants de Dieu contre les athées communistes.

Massacre de Raïs dans la nuit du 27 au 28 août 1997 : bilan 300 morts, 200 blessés. © Sipa

Combien d’Algériens, dès les années 1983-1984, ont rejoint le champ du djihad afghan ? Les chiffres varient. Mohamed Mokeddem cite des militants islamistes installés en Europe qui évoquent entre 2 000 et 4 000 éléments. Mais un ancien opérationnel du renseignement algérien, qui a longtemps suivi ces recrues, parle aujourd’hui de 12 000 éléments qui ont transité aussi bien par la Syrie ou l’Arabie saoudite via le Pakistan tout au long des années 80, que par la France et l’Espagne principalement. Les relais des Frères musulmans algériens dans le sud de la France ou en Espagne se chargeaient aussi bien de la propagande djihadiste que du transfert des recrues européennes d’origine maghrébine vers la terre du djihad aux confins de l’Asie. À l’époque déjà, la menace était perceptible. Un leader islamiste algérien parlant de l’éventuel retour de cette force combattante et aguerrie, rompue à l’art de la guérilla, évoquait « une bombe entre nos mains qui explosera un jour ». « Ils répondaient souvent aux appels de prédicateurs installés en Arabie saoudite, dont le plus influent, Abou Bakr al-Jazayri. Ils effectuaient officiellement des séjours d’omra [pèlerinage hors saison du grand hadj] et avec de faux papiers confectionnés sur place, ils étaient transférés vers Peshawar », précise l’officier du renseignement. « J’ai juré avec quelques amis de rejoindre le djihad. La plupart de ces amis sont d’ailleurs morts au combat. Depuis ce jour, je ne rêve que d’une chose : mourir en martyr… J’avais 19 ans. » L’auteur de cette « confession », dans une revue interne de l’organisation terroriste Groupe salafiste pour la prédication et le combat datant de 2006, n’est autre que l’Algérien Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne, le dernier chef terroriste vétéran d’Afghanistan, terré quelque part en Libye et qui vient de menacer encore une fois la France, fin juillet, après la mort en mission de trois militaires français dans le Nord libyen.

Vétéran. Mokhtar Belmokhtar, dit le Borgne

« Drôles de pèlerins »

« On le savait. On les surveillait. On tentait de les suivre à leur retour. Dès la fin des années 80, on comptait quelque 900 Algériens morts sur place et un millier revenus en Algérie par plusieurs vagues. Nous ne pouvions qu’alerter les autorités politiques. Pas plus, rappelle l’ancien officier. D’un côté, Chadli [président algérien de 1979 à 1992] voulait donner des gages de bonne volonté à nos nouveaux amis saoudiens. Tout le monde fermait les yeux sur ces drôles de pèlerins qui s’éternisaient dans les lieux saints alors qu’ils rejoignaient l’Afghanistan. De l’autre, certains dans nos services voulaient sciemment garder le président dans le noir afin de se venger de sa volonté de réduire la puissance de la Sécurité militaire, car on savait tout et nos camarades russes ne cessaient de nous alerter sur les combattants algériens transférés pour se battre contre leurs troupes. » Plus explicite, un haut fonctionnaire algérien fait cette révélation à l’auteur des Afghans algériens en rappelant le contexte de l’affrontement est-ouest de l’époque : « La plupart des États qui avaient opté pour la neutralité avaient compris que les États-Unis étaient décidés à en finir avec le bloc soviétique en récupérant la guerre qui faisait rage en Afghanistan. C’est pour cela que le gouvernement algérien n’a rien fait qui pût arrêter ce flux d’Algériens vers le Pakistan. »

Un diplomate arabe à Alger se souvient : « Le plan est simple : casser Moscou dans les plaines afghanes puisque Brejnev en avait donné l’occasion – même si les faucons de Washington ont mis du temps à le comprendre et l’appliquer sur le terrain avec le soutien des Saoudiens et des Pakistanais. Schématiquement, Brejnev a commencé la guerre, l’a perdue, et Gorbatchev l’a achevée comme prélude au démantèlement même de l’URSS. Washington a indirectement créé la plus grande plateforme terroriste de tous les temps. C’est là que Ben Laden a développé l’idée d’un émirat géographiquement localisé [l’Afghanistan des années 90 puis celui des talibans à la fin de cette décennie] comme prélude à un califat universel grâce à ses cellules Al-Qaïda disséminées dans le monde entier. » À une échelle beaucoup plus « locale », un officier du renseignement militaire algérien tient à rappeler que les retournements dramatiques des situations ne concernent pas uniquement les grandes puissances. « Mohamed Bouslimani, figure des Frères musulmans algériens, un des recruteurs et « transitaires » des recrues vers l’Afghanistan dès 1983, a été assassiné fin 1993 sur ordre de l’un des plus connus des Algériens d’Afghanistan, Sid Ahmed Mourad, alias Djaffar el-Afghani, qui a combattu en Afghanistan sous les ordres de Gulbuddin Hekmatyar. Ce dangereux émir du GIA est aussi connu par les autorités françaises. » C’est lui qui dirige le rapt des trois fonctionnaires du consulat français, Jean-Claude et Michèle Thévenot et Alain Freyssier, à Alger, le 24 octobre 1993. Les otages seront libérés après une intervention des forces de sécurité algériennes le 30 octobre. Michèle Thévenot est relâchée, mais est chargée d’un message de menaces envers les étrangers vivant en Algérie. Djaffar el-Afghani sera éliminé par l’armée sur les hauteurs d’Alger en février 1994.

Djaffar el-Afghani, émir du GIA, abattu en 1994.

Nébuleuse

« Je pense que les services occidentaux, surtout américains, français et britanniques, connaissent plus de monde que Djaffar el-Afghani, lâche, amer, un ancien de la lutte antiterroriste algérienne. Une partie des « Afghans algériens » ou des recruteurs pour le compte des seigneurs de guerre afghans sont rentrés faire le coup de feu en Algérie, mais beaucoup de leurs chefs sont partis ailleurs : Qamar Eddine Kherbane, représentant du GIA en France, gérait les approvisionnements du groupe terroriste en provenance de Libye et du Soudan. Amar Makhlouf, alias Abou Doha, arrêté à Londres avant d’être libéré sous caution en 2001, impliqué dans la préparation de l’attentat contre l’aéroport de Los Angeles. Djamel Beghal, qui a connu Ben Laden en Afghanistan dans la dernière période [années 2000, avant l’intervention américaine, NDLR] en prison en France pour la préparation de plusieurs attentats, ou Qari Saïd. » L’homme s’arrête aux noms les plus connus et souligne que, « depuis les années 80, les services secrets de plusieurs pays, arabes ou européens, avaient en leur possession des fiches précises comprenant les noms, les camps, les localisations des réseaux. À l’époque, les « Afghans algériens » étaient, pour cause de guerre en Algérie, les plus introduits chez Ben Laden mais aussi aux Philippines, en Tchétchénie, en Bosnie, au Sahel et ailleurs ».

En 1998, le directeur de la police judiciaire algérienne, rappelle Mohamed Mokkedem, présentait à Interpol, lors d’une réunion à Palma de Majorque, les preuves des liens logistiques entre Ben Laden et le GIA algérien, expliquant les réseaux européens d’une nébuleuse puissante installée en Europe et aux Amériques. « Au début des années 90, jusqu’en 1998, tous les services occidentaux connaissaient les liens étroits et continus entre Ben Laden et ses anciens copains de Peshawar. Mais cela se passait ailleurs. Et même le déclic qu’auraient provoqué les attentats de Nairobi et de Dar es Salam contre les ambassades américaines n’a pas eu lieu. Pourtant, les liens dataient d’une dizaine d’années entre la centrale et les « historiques » de Peshawar, sans parler des nouvelles recrues ayant rejoint les talibans », poursuit notre source algérienne. « Cette guerre était celle des autres. On a fait une erreur stratégique, car nos Deep States [États profonds] avaient, dans l’UE comme aux États-Unis, conclu des accords : pas de bombes chez nous. Voilà le deal. On a laissé faire », reconnaît un cadre de l’UE rencontré à Bruxelles il y a deux ans. « Aujourd’hui, grâce à des plateformes d’échanges de data-djihadistes, Algériens, Tunisiens et Marocains tentent d’identifier la menace imminente inhérente aux retours des terroristes de l’État islamique et offrent aux services européens des renseignements précis. Mais cela ne suffit pas. La donne a changé », explique un expert. « L’État islamique, qu’il ne faut plus appeler Daech, car il a abandonné depuis quelques mois la doctrine de l’ancrage géographique face aux frappes de la coalition, a lancé l’idée d’émirats continentaux », explique un officier du renseignement militaire algérien (Direction centrale de la sécurité militaire), qui chapeaute les « opés » jusqu’à la frontière avec les pays du Sahel.

Cerveau. Djamel Beghal, mentor d’Amedy Coulibaly et des frères Kouachi, auteurs des attentats de Paris de janvier 2015. De gauche à droite : Johan Bonte, Djamel Beghal © Gamma

Selon un rapport produit par la CIA en juin 2016, des milliers de terroristes « étrangers » (mouhadjirin) de Daech mais aussi de l’ex-Front al-Nosra s’apprêtent à quitter la Syrie et l’Irak pour projeter le « combat » dans leur propre pays à travers le monde. « C’est un motif de grande inquiétude, confie une source sécuritaire algérienne. Un tout petit groupe formé par ces éléments-là peut tenir tête aux services de renseignements des grands pays. » Une vingtaine de pays concernés par le retour des éléments terroristes étudient ce rapport, « mais, bien avant que les Occidentaux ne s’en inquiètent, nos amis russes ont alerté sur ces rapatriements qui avaient déjà commencé des mois auparavant ». Les familles des personnes parties faire le djihad en Syrie et en Irak sont sous surveillance dans plusieurs pays, certaines ont même été approchées par les services de sécurité pour collaborer. Quel parallèle avec le retour des « Afghans algériens » et ses effets durant les années 90 ? L’ancien opérationnel tient à différencier les deux processus : « D’abord, les recrues de l’EI ne bénéficient pas de la même logistique assurant leur retour dans leur pays : les « Afghans arabes » étaient soutenus par des pays et de puissants services de renseignement, des réseaux planétaires de fondations et d’ONG islamistes, etc. Ensuite, les Afghans étaient des combattants aguerris, bien entraînés – je connaissais même l’identité de leurs instructeurs du MI-6 et de la CIA. Quelqu’un comme le commandant Massoud, par exemple, tenait beaucoup à être entouré par ce genre de guerriers, alors que les éléments de Daech, dans leur majorité, ne tiennent même pas le rythme dans les zones de combat, et l’organisation préfère les actionner de loin comme arme de terreur. Enfin, l’EI adopte la logique des cellules dormantes. » L’ex-baroudeur consent à faire un seul parallèle : « Le danger aujourd’hui, c’est la Tunisie : on pourrait la comparer à la plateforme qu’était le Pakistan à l’époque. Ce pays fragilisé par le chaos de la Libye offre des « destinations » de choix aux futurs terroristes : déjà vers la Libye, mais aussi vers la Syrie via la Turquie. » Ou l’Europe. De source sécuritaire algérienne, quelque 1 000 combattants constituent déjà ce que l’EI appelle l’« émirat de l’Europe », lui-même composé de cellules de 3 à 8 éléments à travers le continent.

Par Adlène Meddi in Le Point 2016

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