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Mohammed ARKOUN : Le fait coranique 1ère partie

Le fait coranique est un événement linguistique, culturel et religieux qui partage le domaine arabe en deux versants : le versant de « la pensée sauvage » au sens défini par Cl. Lévi-Strauss et celui de la pensée savante. Ce partage est généralement décrit par les historiens d’un point de vue chronologique linéaire : avant le Coran, on parle de gentilité (Jâhiliyya), c’est-à-dire d’une société polysegmentaire caractérisée linguistiquement par la diversité des dialectes, religieusement par le paganisme (= « les ténèbres de l’ignorance » selon une vision théologique fondée sur une fausse interprétation du concept coranique de Jâhiliyya) ; après le Coran, on décrit la montée irrésistible de l’Etat islamique fondée à Médine, en 622, par Muhammad et l’épanouissement corrélatif d’une langue et d’une culture savantes (= « la Lumière de l’Islam » selon le schéma théologique).

La vérité est que les sociétés polysegmentaires, les dialectes et les cultures populaires correspondantes, les croyances et les visions mythologiques n’ont jamais cessé de coexister, dans tout le domaine arabo-islamique, avec un Etat, une culture, une religion unificateurs, centralisateurs, rationalisante. Pour avoir une vue complète et équilibrée de la pensée arabe, il faudrait donc décrire ses deux modes d’existence qui n’ont cessé d’interférer, de se conditionner an cours de l’histoire. Malheureusement, « la pensée sauvage » nous est beaucoup moins connue que la pensée savante parce que celle-ci a régulièrement dénigré, discrédité, ignoré celle-là. « La pensée sauvage », jusqu’à nos jours, n’a guère profité de la fixation de ses créations, de ses données par l’écriture ; pour l’étudier, il est donc nécessaire d’emprunter la voie ethnographique qui ne compte pas encore beaucoup de partisans ni parmi les chercheurs arabes, ni parmi les Occidentaux. On préfère la méthode historiographique adaptée à l’exploration de la culture savante qui a toujours monopolisé l’intérêt des élites cultivées et dirigeantes.

Si l’on se résout, ici, à ne considérer que le versant de la pensée savante, c’est à la fois par manque de place et par souci d’éviter la juxtaposition de deux enquêtes habituellement séparées. On retrouvera, cependant, au chapitre IV, le problème de la constante interaction entre culture savante et culture populaire.
On s’en tiendra donc, pour définir le fait coranique, aux données qui aideront à mieux comprendre les développements ultérieurs de la pensée élaborée. On examinera brièvement les trois points suivants :

— Histoire critique du texte reçu sous le nom de Coran.
— Définition linguistique de la notion de Parole de Dieu.
— La signification de la fonction prophétique.


Histoire critique du texte coranique

Par histoire critique, nous n’entendons pas seulement les recherches pour l’établissement d’une édition critique du texte coranique ; nous visons aussi la récapitulation des multiples lectures — au sens linguistique actuel — suscitées par ce texte depuis sa manifestation.

Les savants musulmans ont été préoccupés, à des degrés divers, par ces deux tâches. Un érudit tardif, Al-Suyûtî a composé un tableau très suggestif des travaux accomplis dans les deux directions. Ce sont, cependant, les arabisants occidentaux et, notamment, l’école allemande, qui ont poussé le plus avant les recherches philologiques sur le texte coranique. Les résultats acquis ont été utilisés avec rigueur, par R. Blachère dans son Introduction au Coran et sa traduction.

Les recherches linguistiques contemporaines obligent à reprendre la question dans une perspective plus large que celle de la philologie classique. Celle-ci s’est contentée de la notion étriquée d’un texte qui ne peut avoir qu’un sens, comme disait Renan, par exemple. Or, avant d’être un texte graphiquement fixé, le Coran a été une parole ; et il est resté une parole liturgique jusqu’à nos jours. Faire l’histoire critique du Coran revient ainsi à reconstituer le corpus authentique de tous les énoncés communiqués par Muhammad sous le nom de « Révélation » (tanzîl, wahy).

Les musulmans sont unanimes à considérer, au moins depuis le IVe/Xe siècle, que les énoncés recueillis dans la Vulgate officielle constituée dès le califat de ‘Uthmân (644-656) représentent la totalité de la Révélation. Cette position traduit l’adhésion à une situation de fait, non de droit ; elle minimise la gravité et la complexité des circonstances politiques, sociales et culturelles à travers lesquelles la volonté officielle (les califes omeyyades, puis abbasides face à l’opposition protochî’ite, puis chî’ite) a imposé une version « orthodoxe » de la Révélation. La constitution et le triomphe de cette version sont inséparables du drame de la « grande Querelle » (al-fitna al-kubrâ) et de ses suites. Rappelons rapidement les problèmes que doit affronter, aujourd’hui, toute histoire critique du texte coranique.


1. La recension de ‘Uthmân a entraîné un certain nombre de décisions regrettables : destruction des corpus individuels antérieurs et des matériaux sur lesquels avaient été consignés certains versets; réduction arbitraire des lecteurs à cinq ; élimination de la très importante recension d’Ibn Mas’ûd, un Compagnon respecté dont le corpus a pu être, cependant, conservé à Kûfa jusqu’au Xe siècle. En outre, l’insuffisance technique de la graphie arabe rendait indispensable le recours aux lecteurs spécialisés, c’est-à-dire au témoignage oral.

2. Dans quelle mesure, la décision du gouverneur d’Irak, Al-Hajjâj, de fixer l’orthographe de la recension ‘uthmânienne, a entraîné de nouveaux choix morphologiques et syntaxiques qui affectaient nécessairement le sens ? Les versions chî’ites qui, à l’époque, constituaient le fondement « idéologique »de l’opposition au pouvoir officiel, étaient-elles toujours visées par ces choix ?

3. Au début du ive/xe siècle, deux partisans d’un recours libre à toutes les lectures traditionnelles, Ibn Muqsim (mort 965) et Ibn Channabûdh (m. 939), sont condamnés par un jury de docteurs « orthodoxes ».


Mohammed ARKOUN : La pensée arabe - 1ère partie : Le fait coranique
A cette époque, pourtant, les Chî’ites favorisés par les Bûyides, auraient pu faire valoir leurs propres données. Il faut croire qu’une situation irréversible était déjà créée par trois siècles de vigilance officielle. On est parvenu au seuil politico-religieux à partir duquel une solidarité de fait entre Sunnites et Chî’ites, s’imposait pour défendre le caractère intangible d’un texte commun. L’historien peut, dès lors, retenir la définition opératoire suivante :
Le Coran est un corpus fini et ouvert d’énoncés en langue arabe auxquels nous ne pouvons avoir accès qu’à travers le texte graphiquement fixé après le IVe/Xe siècle. La totalité du texte ainsi fixé a fonctionné simultanément comme une œuvre écrite et comme une parole liturgique.

Cette définition insiste sur le passage de la parole au texte ; elle fixe l’attention sur la forme réellement transmise qui a servi de base à l’élaboration de toute la pensée arabo-islamique. En outre, la forme transmise est présentée non comme un texte relevant de la seule approche philologique, mais comme un texte renvoyant à un langage religieux. Or, celui-ci s’épanouit sur trois plans solidaires : le culte (gestes, rites, récitations comme moyens d’expression de l’âme religieuse); la loi (institutions, droits des hommes, droits de Dieu) ; la pensée (théologie, éthique, mystique, exégèse, sciences auxiliaires).

Il y a eu effectivement une impressionnante expansion du discours coranique sur tous ces plans, ainsi qu’on le verra. L’âme religieuse vit de façon indivise l’acte de prière ou de pèlerinage, l’acte d’obéissance à la Loi (charî’a) et l’acte de réflexion sur les significations de la Parole révélée. Pour mieux éclairer cette attitude profonde qui commandera toute la pensée arabo-islamique classique, il nous semble utile de rassembler quelques indications sur deux concepts organisateurs du fait coranique : la Parole de Dieu et la fonction prophétique.

In  » La Pensée Arabe  » par Mohammed ARKOUN

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